Chine – Évolutions de la stratégie chinoise dans le Grand Nord : décryptage du livre blanc sur l’Arctique

(Mars 2018)

La Chine est active dans l’Arctique depuis la fin des années 2000 et a obtenu, après plusieurs années d’attente, le statut d’observateur permanent (voir le premier bulletin, février 2016) au conseil de l’Arctique en 2013. Elle participe à de nombreux formats de dialogue, bilatéraux ou multilatéraux, scientifiques et diplomatiques pour « promouvoir les échanges et la coopération » avec l’ensemble des pays riverains membres du Conseil et observateurs permanents[1].

Pékin a également renforcé ses liens avec les pays de la région. Particulièrement touchée par la crise financière de 2008, l’Islande a signé un accord de libre-échange avec la Chine en 2013. La Russie, l’Alaska, la Finlande et le Groenland, avec des limites, ont également fait l’objet des offensives stratégico-économiques de Pékin[2].

On constate par ailleurs, depuis 2017, une accélération des initiatives chinoises. Le brise-glace chinois Xuelong (dragon des neiges) a achevé sa première circumnavigation de l’océan Arctique au mois d’août 2017 après 14 jours de navigations[3]. Le lancement, prévu pour 2019, d’un second brise-glace, le Xuelong 2, « de construction chinoise », a été annoncé[4]. Au niveau des relations bilatérales, le Président Xi Jinping s’est rendu en Finlande[5], un partenaire essentiel qui occupe la présidence du Conseil de l’Arctique pour deux ans, au mois de mars 2017. Il s’est également arrêté en Alaska, où il a signé un accord de coopération énergétique pour un montant de 46 milliards de dollars avec le gouverneur de l’État, après ses entretiens avec le Président Trump à Mar a Largo[6]. Signe de la volonté chinoise de renforcer son influence dans la région, au mois de décembre 2017, le Premier ministre norvégien a également été reçu à Pékin[7], pour normaliser les relations diplomatiques interrompues après l’attribution du prix Nobel de la paix au dissident Liu Xiaobo en 2010.

Au mois de juin, les ambitions de la Chine en Arctique ont été intégrées au projet OBOR (One Belt One Road) ou BRI (Belt en Road Initiative), projet phare de la présidence Xi Jinping. Enfin, au mois de janvier 2018, le gouvernement chinois a publié China’s Arctic Policy, premier livre blanc sur la stratégie chinoise dans la région[8].

Cette montée en puissance de l’activité chinoise autour des enjeux de l’Arctique semble indiquer la volonté de Pékin d’accorder un intérêt encore plus important à cette zone. La question de l’accès aux ressources minières et énergétiques, dont le grand-nord serait riche, a été mise en avant pour expliquer ce renforcement de l’intérêt de la Chine pour la région. Toutefois, au-delà de ces motivations, la stratégie chinoise pour l’Arctique s’inscrit aussi dans un projet plus large, une « grande stratégie » dont les enjeux sont autant internes qu’externes.

Un discours consensuel et positif

Le livre blanc publié au mois de janvier 2018 a pour objectif de définir les objectifs de la RPC dans l’Arctique, mais aussi de rassurer les partenaires de Pékin[9]. L’image de la Chine, depuis le début des années 2000, s’est en effet dégradée, et Pékin n’apparaît plus systématiquement comme un partenaire positif. Le discours officiel est donc fondé sur les concepts de « respect » et de « gagnant-gagnant », qui ponctue toutes les interventions de Pékin. La notion de développement durable, au cœur des missions du Conseil de l’Arctique depuis sa création, est également mise en avant. Enfin, la Chine insiste également sur son engagement à respecter « les traditions et la culture des populations locales », selon les règles du Conseil de l’Arctique[10].

Dans son introduction, le livre blanc sur la politique chinoise dans l’Arctique liste les éléments qui justifient l’intérêt de la Chine pour cette zone[11]. Au premier rang sont placés le réchauffement climatique et la globalisation de l’économie, qui renforcent l’intérêt économique de la zone, avec les perspectives d’ouverture d’une nouvelle voie maritime régulière.

Pékin tente également de présenter les objectifs de sa politique de l’Arctique, résumés en quatre termes à forte connotation positive : « comprendre », « protéger », « respecter » et « développer ». « Comprendre » recouvre les missions scientifiques, définies comme une priorité, et qui ont permis à la Chine de renforcer sa présence dans la région. Le livre blanc mentionne notamment la possible participation de la Chine à des missions de relevés hydrographiques dans l’océan Arctique. Pékin participe d’ores et déjà à de nombreux groupes de travail sur l’Arctique, dont le China-Nordic Arctic Research Center ou le Asian Forum for Polar Science. En 2016, s’est également tenu le premier US-China Arctic Social Science Forum, également destiné, aux yeux de Pékin, à « Renforcer les connaissances et la compréhension mutuelle »[12].

« Protéger » fait référence à la protection de l’environnement, et aux études liées au changement climatique, qui permet aussi à la Chine de multiplier les coopérations possibles ainsi que la légitimité de sa présence dans l’Arctique. « Respecter » doit être compris à double sens, Selon le livre blanc, les intérêts de la Chine, comme ceux des États riverains, doivent être respectés.

Enfin, « développer » concerne l’accès aux ressources minérales, énergétiques, commerciales, de la pêche et même du tourisme que la Chine propose de contribuer à développer « d’une manière légale et rationnelle » au nom du développement économique de l’ensemble de la région. La Chine n’est pas un État riverain, et plus de 90 % des ressources accessibles de l’Arctique sont situées dans les zones économiques exclusives des huit États membres. Pourtant, la Chine précise dans son livre blanc, comme s’il s’agissait d’une concession, que « tout en poursuivant ses intérêts, la Chine tiendra compte des intérêts des autres États ».

A ces quatre éléments s’ajoute la gouvernance, Pékin s’engageant également à « respecter les règles et le droit international ». Les auteurs mentionnent également le rôle que la RPC pourrait jouer dans la gouvernance de la haute mer de l’océan Arctique central, dans l’hypothèse d’une libération des glaces, et mentionne également la possibilité d’une concertation renforcée entre États signataires de l’accord du Spitzberg[13].

Des motivations complexes

L’accès aux ressources et l’ouverture de nouvelles voies de transport maritime plus rapides constituent pour Pékin, en dépit du ralentissement de la croissance et de la volonté de rééquilibrage vers une consommation interne moins gourmande en énergies et en matières premières, une vraie motivation. Ainsi, la Chine, au travers de l’entreprise d’État CNPC et du China Silk Road Fund a investi 30 % du capital dans le projet russe Yamal, et la première livraison de gaz liquéfié a eu lieu le 8 décembre 2017.

Le livre blanc mentionne également le rôle que la Chine et ses entreprises peuvent jouer dans la construction des infrastructures, notamment portuaires, nécessaires à l’ouverture d’une « voie de navigation de la soie »[14].

Toutefois, le coût d’exploitation des ressources et d’une voie maritime plus rapide mais difficilement exploitable et sans relais commerciaux intermédiaires entre l’Europe et la Chine relativise cet intérêt. Et les ambitions exprimées en la matière constituent aussi un moyen d’influence et d’affirmation de puissance, plus qu’un objectif en soi.

Derrière le discours chinois sur l’Arctique, on trouve en réalité trois éléments dont la portée dépasse le cadre régional. Le premier est celui de la légitimité des intérêts de la Chine dans la zone, qui permet aussi d’appuyer sa volonté de progressivement s’affirmer comme une puissance globale[15]. Le discours chinois insiste sur la dimension universelle des enjeux liés à l’Arctique et, en revendiquant de participer à la définition des normes qui les régissent, la RPC renforce également son poids, en tant que puissance légitimement normative, sur la scène internationale. Pour Pékin en effet, le véritable enjeu est désormais de contester la suprématie des grandes puissances occidentales, Russie comprise, dans la gestion de la gouvernance mondiale.

Plus concrètement, la Chine étaie la légitimité de ses intérêts, comme ceux de tous les États non régionaux face à ceux des États riverains dans la zone, sur l’UNCLOS et le droit international.[16] Le livre blanc rappelle que le principe de réciprocité joue dans les deux sens et que si la Chine respecte les intérêts des États riverains, « The Arctic States must respect China’s rights to pursue its own interests in the Arctic…as… Non-Arctic countries have rights to conduct scientific research, navigation and exploitation in the arctic region »[17].

Un débat s’est par ailleurs développé en Chine sur la définition du « caractère polaire » (北极的身份) de la Chine la mieux à même de légitimer et de faire respecter les intérêts chinois dans la région, alors même que la Chine est un État « extérieur » (与外国)[18].

Après avoir créé le concept de « near Arctic State » (近北极国家), les analystes prônent désormais l’utilisation de concept de « stakeholder in Arctic affairs » (北极利益收关者), qui permet de construire un front, avec d’autres États non-riverains, au nom de « l’intérêt de la communauté internationale et de la survie de l’humanité »[19].

Le livre blanc fait également directement référence au slogan de « Community with a shared future » (人类命运共同体的时代) utilisé pour la première fois par le Président Xi Jinping au mois de janvier 2017 à Davos pour mieux opposer l’ouverture de la Chine à la fermeture des États-Unis de Donald Trump[20].

Conclusion

Avec la publication du livre blanc sur l’Arctique, la Chine a donc l’ambition de théoriser, et de légitimer ses ambitions dans la région, au nom de la défense d’intérêts globaux, dont ceux – particulièrement consensuels – liés au changement climatique, et de concepts plus universaux que celui de « near Arctic State ». Il s’agit également pour Pékin d’accompagner le retour à une vision plus offensive et plus globale de la puissance depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping. Dans ce contexte, les intérêts économiques et l’accès aux ressources constituent autant un moyen qu’un but pour affirmer la puissance globale de la Chine et du régime qui la dirige. Le prestige qui en résulte, comme le montre les nombreux reportages consacrés aux périples du Xuelong, a également pour objectif de nourrir un discours nationaliste de légitimité qui sert les intérêts du parti communiste et de son secrétaire général.

L’argumentaire chinois souffre toutefois d’une contradiction majeure. Alors que Pékin invoque dans le cas de l’Arctique son respect de la gouvernance mondiale et des règles du droit international, dont celles définies par l’UNCLOS, elle déclare illégitime et sans fondements ces mêmes règles, dénoncées comme des ingérences, dans le cas du jugement du tribunal d’arbitrage international de La Haye en faveur des Philippines rendu en 2016.

La politique de la Chine dans l’Arctique constitue donc l’une des pièces de la grande stratégie que la RPC tente de mettre en place. Elle illustre le caractère adaptatif et multimodal de la stratégie extérieure de la Chine, qui mobilise l’ensemble de ses moyens, économiques, financiers, diplomatiques et juridiques pour renforcer ses positions au niveau global.

[1] Anne-Marie Brady, China as a Polar Great Power, Cambridge University Press, 2017.

[2] Heather A. Conley, China Arctic Dream, https://www.csis.org/analysis/chinas-arctic-dream, 26-01-2018.

[3] « China Ice-braker Xuelong Sets Sail for Arctic Ring Expedition », 21-07-2017 sur http://www.chinadaily.com.cn

[4] En réalité, la société finlandaise Aker Arctic a été chargée du design et du contrôle de fabrication du brise-glace « chinois », sur https://akerarctic.fi/en/news/aker-arctic-designed-new-chinese-polar-research-vessel

[5] Yang Sheng, « President Xi’s Finland Trip Offers Arctic Opportunities », Global Times, 30-03-2017.

[6] La diplomatie chinoise a tenté de contourner la complexité de la situation à Washington depuis l’élection de Donald Trump en établissant des liens directs avec les États intéressés par les investissements ou le marché chinois, dont la Californie et l’Alaska.

[7] https://www.reuters.com/article/us-norway-china/norway-pm-to-visit-china-meet-president-xi-after-nobel-peace-prize-row-idUSKBN1720R5

[8] Ken Moriyasu, « China Expands Belt and Road to the Arctic », https://asia.nikkei.com, 30-05-2017.

[9] « La Chine dévoile son jeu en Arctique », http://lecerclepolaire.com, 26-01-2018.

[10] Déclaration de Kong Xuanyou, vice-ministre des Affaires étrangères in « China Unveils Vision for Polar Silk Road Across the Arctic », https://www.todayonline.com/world/china-unveils-vision-polar-silk-road-across-arctic, 26-01-2018.

[11] State Council Information Office, China’s Arctic Policy, http://english.gov.cn, 26-01-2018.

[12] Heather A. Conley, op. cit.

[13] Idem. La Chine (République de Chine) a signé l’accord du Spitzberg en 1923, le Japon en 1925.

[14] China Arctic Policy, op. cit.

[15] Camilla T.N. Sorensen, Ekaterina Klimenko, « Emerging Chinese-Russian Cooperation in the Arctic », SIPRI Policy Paper, 46, June 2017.

[16] China Arctic Policy, op. cit.

[17] Idem.

[18] 阮建平,Ruan Jianping, « “近北极国家”还是“北极利益收关者” », (« Near Arctic state » or « Arctic Interests Stakeholder »), 际论坛 International Forum, vol. 18, n°1.

[19] China Arctic Policy, op. cit.

[20] Xiong Bo, « China Key Words: Community with Shared Future for Mankind », http://www.xinhuanet.com, 24-01-2018.