Parlement européen, Commission européenne : retour sur les ambitions des institutions européennes en région Arc-tique

Développement rédigé par Marie Ventura-Tavares. (Septembre 2018)

1 – L’Union européenne en région Arctique : un acteur international

L’année 2008 marque un tournant pour l’Union européenne avec la création du Service européenne d’Affaire extérieure (SEAE) et du poste de Haut représentant, incarné par Catherine Ashton[1] puis Federica Mogherini[2]. La création du SEAE permet à l’Union européenne d’affirmer son rôle d’acteur international. Ainsi, l’Union européenne est depuis qualifiée de puissance normative[3], par sa volonté et sa capacité à imposer des normes. Ian Manners avance que le modèle européen se caractérise notamment par des normes de démocratie et de développement durable, avec une capacité à développer celles-ci sur la scène internationale. L’Union européenne est aussi qualifiée de puissance civile, dans le sens où elle réussit à s’imposer sur la scène internationale de « manière douce »[4], par le commerce. La notion de puissance militaire ne s’applique pas encore à l’Union européenne, la difficulté de celle-ci à s’exprimer d’une seule voix et sa tendance à envisager plus une sécurité collective qu’une défense collective ne permet pas de considérer l’Union européenne comme un acteur international militaire.

L’Union européenne générale est perçue comme un acteur faible des relations internationales du fait de la nécessité de consensus de tous les États membres pour prendre une décision (voir par exemple l’éclatement des positions des États-membres au cours des différentes COP (climat) depuis la COP 15 de 2009 à Copenhague). Andreas Osthagen[5] avance que la politique extérieure de l’Union européenne ne se fait que lorsque les intérêts de tous les États membres sont réunis, et qu’ils peuvent trouver des intérêts communs qui dépassent leurs intérêts individuels. Ainsi la politique intégrée de l’Arctique devrait être conçue par et pour les États membres. Mais est-ce réellement le cas ? L’auteur oppose cette idée avec ce qu’il nomme « le socialisme institutionnel » : les institutions européennes ont leurs propres intérêts, leurs propres sphères de pouvoir. La politique intégrée pour l’Arctique pourrait très bien s’inscrire dans cette optique. Car si certains États membres ont de réels intérêts en Arctique, n’est-ce pas les institutions européennes, à savoir le Parlement européen et la Commission européenne, qui ont pour l’instant fait entendre leurs voix ?

2 –  Les enjeux arctiques : début des ambitions européennes

La Communauté européenne développe ses premières ambitions arctiques en 1985. Le Royaume-Uni conteste les lignes tracées par le Canada autour de l’archipel arctique canadien. Mais la Communauté européenne préfère ne pas donner suite à ces plaintes pour ne pas nuire à ses relations avec le Canada.

Il faut ensuite attendre 2007 pour que la Commission des communautés européennes[6] évoque au sein d’une communication[7] la nécessité de s’intéresser aux « strategic issues relating to the Arctic ocean » dans un contexte de changement climatique. Et c’est au cours de l’année polaire en 2008 que le Parlement européen affirme son ambition de jouer un rôle moteur au sein de l’Union européenne et propose une dynamique arctique[8]. A l’occasion d’une question orale à la Commission européenne, la députée Diana Wallis, du groupe Alliance des Démocrates et des Libéraux (ALDE), introduit le débat. Elle évoque notamment le manque de dynamisme de la part de la Commission européenne dans le domaine et appelle à l’implication de l’Union européenne dans la mise en place de normes énergétiques.

Mais pourquoi l’Union européenne s’intéresse-t-elle soudainement à l’Arctique ? La réponse est avant tout liée à l’actualité. En août 2007, la Russie plante un drapeau à la verticale du Pôle Nord, sur le fond de l’océan Arctique. Ceci est vu comme une revendication territoriale par l’Union européenne[9]. De plus, le Traité de Lisbonne renforce l’idée que l’Union européenne devient un acteur international légitime, et qu’elle doit se positionner sur les enjeux internationaux, y compris émergents comme l’Arctique. Enfin, la présence de deux États membres « arctiques »[10] et la proximité avec des États dits « arctiques » membres de la Zone Économique[11] européenne ont motivé grandement l’Union européenne à s’intéresser à la région.

3 –  La résolution déconnectée du Parlement européen

La résolution du Parlement européen de 2008 s’inspire de la communication de la Commission sur An Integrated Maritime Policy for the European Union[12] ainsi que du communiqué conjoint de la Haute représentante et de la Commission sur Climate change and International security[13] de 2008. Ce dernier papier est surtout axé sur des aspects stratégiques avec un prisme sécuritaire. La résolution reprend l’épisode du drapeau russe de 2007 et considère cet événement comme une réelle menace. Dans les faits, le Parlement européen ne mentionne l’événement qu’un an après, d’autant plus que la Russie n’a pas fait preuve d’interventionnisme depuis.

L’un des autres points importants de cette résolution est l’intérêt que porte le Parlement européen aux différents peuples qui vivent en Arctique. Le Parlement milite pour qu’ils soient représentés au sein du processus décisionnel arctique. Ninon Gauthier juge cette approche paradoxale, puisque le Parlement européen remet en question le mode de vie des peuples autochtones largement mis en danger par l’interdiction de la vente des produits dérivés de phoques, décision qui a fortement impacté la vie des Inuits qui vivent de la chasse de ces mammifères.

Le Parlement européen évoque évidemment les conditions climatiques et demande une réflexion beaucoup plus approfondie sur la question. Le Parlement européen, quant à l’Arctique, a toujours considéré le changement climatique et la préservation de l’environnement comme une priorité. Et l’Union européenne, de manière générale, a toute sa légitimité à s’insérer au sein de cette dynamique, notamment par les nombreuses normes environnementales déjà mises en place et son engagement contre le dérèglement climatique qu’elle souhaitait exemplaire dans la perspective de la COP 15 à Copenhague en 2009, malgré les points de vue propres à différents États-membres. Le domaine de la recherche est mis en avant au sein d’une réflexion sur les problématiques climatiques. La thématique environnementale est au fur et à mesure du document mêlée à des questions sécuritaires. Le prisme sécuritaire s’impose finalement, et le Parlement européen adopte une posture sévère dans le sens où la thématique environnementale est souvent liée à des enjeux sécuritaires, notamment sous l’angle de la sécurité énergétique.

Mais l’un des points les plus importants de cette résolution est sans aucun doute la volonté du Parti Populaire européen (PPE), du Parti Socialiste européen (PSE), de l’Alliance des démocrates (ALDE) et des Verts/Alliance libre européenne (ALE) de mettre en place et de créer un nouveau système de gouvernance en Arctique. Ce nouveau traité s’apparenterait à celui déjà en place pour l’Antarctique, en prenant en considération le fait que des personnes vivent en Arctique, « such a treaty could at least cover the unpopulated and unclaimed area at the centre of the Arctic ocean ». Ninon Gauthier souligne le manque de légitimité de cette volonté européenne, puisque l’Arctique est un océan, et ainsi, sous juridiction de la Convention sur la Loi de la Mer ainsi que de celle de l’Organisation maritime internationale, ce que le Parlement européen semble oublier et qu’il ne mentionne pas.

Ninon Gauthier s’interroge sur les ambitions et la position du Parlement européen en Arctique. Ce dernier, est-il conscient, en 2008, de la réalité de la situation ? Que l’Arctique est régi par un système juridique déjà présent ? Que certaines normes élaborées à Bruxelles impactent considérablement et négativement les populations Inuits ?

4 –  Le rôle modérateur de la Commission européenne

Pour la Commission européenne, l’Union européenne intervient dans la région de l’Arctique pour des questions liées au changement climatique et est légitime dans cette posture, notamment par le travail effectué au sein de la Dimension septentrionale et le soutien à la recherche scientifique. La protection de l’environnement est une priorité affichée de la Commission qui est consciente de l’impact des normes européennes au sein de la région Arctique « EU policies in areas such as environment, climate change, energy, research, transport and fisheries have a direct bearing on the Arctic »[14]. Toujours dans cette optique, la Commission, au contraire du Parlement européen comme le précise Ninon Gauthier, affirme sa vigilance pour les droits des populations autochtones et particulièrement sur les populations Inuits, impactées par les normes européennes sur la vente de phoque « Hunting marine mammals has been crucial for the subsistence of Arctic populations since prehistoric times and the right to maintain their traditional livehood is clearly recognised ». Par ailleurs, la Commission insiste sur la nécessité d’inclure ces populations au sein des différents cercles de prise de décision.

La Commission européenne s’intéresse à l’ouverture de nouvelles voies commerciales. Elle presse les États membres à investir cette thématique, même s’il faudra encore du temps avant que celles-ci ne soient navigables. Le prisme environnemental est toujours mis en avant. Enfin, la Commission européenne, à l’inverse du Parlement européen, affirme que « no country or group of countries have sovereignty over the North Pole or the Arctic Ocean around it » et précise que seule la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer doit être respectée.

La Commission européenne vient offrir des options plus pragmatiques après la tempête causée par le Parlement européen. La Commission met en avant les intérêts de l’Union européenne, mais en ayant toujours comme priorité la lutte contre le changement climatique ainsi que le respect des populations arctiques.

5 –  L’évolution des institutions en matière de politique arctique

En janvier 2011, le Parlement européen adopte une nouvelle résolution sur la politique intégrée en Arctique. Cette fois-ci les discussions sont encadrées par Michael Gahler, membre du parti conservateur. La situation change radicalement : la création d’un nouveau système juridique et l’interdiction d’une activité industrielle ont été remplacées par un appel à la coopération internationale.

De son côté, la Commission européenne rappelle en juin 2012 que l’Union européenne n’a aucun intérêt à menacer les intérêts des États. La communication de la Commission n’initie aucunes nouvelles idées[15].

Il apparaît ainsi clairement que les deux institutions européennes en 2011 ont pour seule volonté d’adopter une approche plus nuancée, dans le but notamment d’obtenir le statut de membre observateur au Conseil de l’Arctique. Lors de la visite interministérielle du Conseil de l’Arctique de Kiruna en 2013, l’Union européenne reçoit le statut de membre observateur… à condition que le conflit avec le Canada à propos de l’interdiction de l’importation de produits dérivés de phoques soit résolu. L’Union européenne devient « invitée permanente », statut non formalisé. Et cette problématique est un sujet de confrontation entre les États membres, d’autant que l’Arctique n’est pas perçu comme un sujet urgent à traiter.

En avril 2016, la Commission européenne et la Haute représentante adoptent une nouvelle politique de l’Union européenne intégrée pour l’Arctique avec 39 actions axées sur le changement climatique, la protection de l’environnement, le développement durable et la coopération internationale. La Commission européenne, représentée par le commissaire européen chargé de l’environnement, des affaires maritimes et de la pêche précise que « Nous agissons sur l’Arctique et l’Arctique agit sur nous. »[16]. Cette communication arrive après la demande du Parlement et du Conseil européen en 2014, de l’élaboration d’un cadre plus précis pour les actions et le financement des programmes européens en Arctique.

À ce jour, l’Union européenne est l’un des plus gros contributeurs pour la recherche, consacrée à l’Arctique. 200 millions d’euros sont engagés depuis 2002 en plus des fonds des États membres. Les travaux de recherche s’intéressent notamment à l’évolution de la banquise, des glaciers et de la fonte des glaciers impactant le niveau des mers. Pour la période 2014-2020, plus d’un milliard d’euros provenant des Fonds structurels et d’investissement européens soutiendront la recherche et l’innovation ainsi que les petites entreprises et l’énergie propre.

Jean-Claude Juncker, lors de son dernier discours sur l’État de l’Union le 12 septembre 2018, évoque les nombreuses aides au développement pour le continent africain, veut « rapprocher l’Est et l’Ouest de l’Europe » et soutient que Federica Mogherini « a fait avancer la cohérence diplomatique de l’Union européenne ». Mais à aucun moment, il n’est précisé une seule référence au dérèglement climatique qui sévit aux Pôles et notamment en Arctique. L’enjeu climatique Arctique ne semble pas si important aux yeux du président de la Commission européenne, qui pourtant maintient son engagement pour l’Accord de Paris. L’Arctique est-elle encore source de tensions entre les différents États membres pour que la thématique ne soit pas évoquée ? Les différents et récents écrits des institutions européennes (Parlement européen et Commission européenne) ne font-ils pas encore consensus au sein de l’Union européenne ? Finalement, l’Union européenne est-elle capable de devenir un acteur arctique crédible ?

Notes :

[1] Mandat du 1er décembre 2009 au 1er novembre 2014.

[2] Mandat du 1er novembre 2014 à aujourd’hui.

[3] LAÏDI Zaki, « La Norme sans la Force », Presses de Sciences Po, 2013.

[4] ORBIE Jan, « Europe’s Global Role, External Policies of the European Union », Ashgate, 2008 (hardback) and 2009.

[5] OSTHAGEN Andreas, « The European Union – An Arctic Actor? », Journal of Military and Strategic Studies, Vol. 15, 2013.

[6] Les communautés européennes représentaient la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM). Ces communautés étaient l’un des trois piliers de l’Union européenne avec le pilier politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et le pilier coopération policière et judiciaire (JAI). Cette architecture institutionnelle prend fin avec le Traité de Lisbonne (2009) qui met fin au système des piliers.

[7] Communication de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil, 2008 – https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/ALL/?uri=CELEX:52008DC0763

[8] Résolution du Parlement européen du 9 octobre 2008 sur la gouvernance arctique – http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2008-0474+0+DOC+XML+V0//FR

[9] Surtout par le Parlement européen.

[10] La Finlande et la Suède, puisque le Groenland a quitté la Communauté européenne en 1982, ainsi que le Danemark ne font plus partie des « États arctiques ».

[11] L’Islande et la Norvège.

[12] Communication de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil, 2007 – https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX:52007DC0575

[13] EU High Representative and the European Commission, Climate Change and International Security, March 2008.

[14] Communication de la Commission européenne à l’intention du Parlement européen et du Conseil, 2008 – http://eeas.europa.eu/archives/docs/arctic_region/docs/com_08_763_fr.pdf

[15] Communication conjointe du Parlement européen et au Conseil, 2012 – https://ec.europa.eu/maritimeaffairs/sites/maritimeaffairs/files/docs/body/join_2012_19_fr.pdf

[16] Communiqué de presse de la Commission européenne sur l’adoption d’une nouvelle politique intégrée pour l’Arctique – 2016 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1539_fr.htm