Tendances et avenir de la flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire de la Russie

Développement rédigé par Isabelle Facon. (Septembre 2018)

A la tête de la plus importante flotte de navires de charge à coque renforcée et de la plus nombreuse flotte de brise-glaces à l’échelle internationale (6 à propulsion atomique, plus de 30 à propulsion diesel-électrique[1]), la Russie entend conserver sa prééminence en la matière. En témoigne, en particulier, l’investissement consenti pour le renouvellement de la flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire d’Atomflot, qui relève de la corporation d’État du nucléaire (Rosatom) – un effort présenté par les autorités russes comme l’une des missions prioritaires de la construction navale nationale. Cet effort, qui symbolise la volonté de Moscou de préserver son indéniable avantage en matière de navigation polaire et de défendre coûte que coûte ses intérêts commerciaux, énergétiques et stratégiques dans le Grand Nord, a encore été confirmé par le projet de Stratégie de développement des constructions navales à l’horizon 2035 présenté par le ministère de l’Industrie et du Commerce[2] à l’été 2018.

Ce document souligne la volonté du gouvernement russe de sécuriser la navigation sur la Route maritime du Nord, d’anticiper les implications de l’accroissement à venir de ses exportations de GNL sur les marchés internationaux, en même temps qu’il reflète son espoir que l’essor de ces activités puisse encourager des investissements dans les régions nordiques, sibériennes et extrême-orientales du pays[3]. Il mentionne les brise-glaces à propulsion atomique en premier dans la liste des « catégories prioritaires de la technologie nationale civile compétitive » (sic). Il préconise, entre autres, que le pays dispose en permanence d’au minimum quatre brise-glaces nucléaires en service. Plusieurs bâtiments sont en construction ou planifiés en vue de remplacer les quatre actuellement opérationnels sur les six dont dispose la Russie – dont deux brise-glaces à double réacteur, le Yamal et le 50 ans de la Victoire, et deux autres à réacteur unique (le Taymir et le Vaygach)[4] (un brise-glaces, le Sibir, est en cours de démantèlement[5]). Ce programme fait toutefois face à des lenteurs obligeant à prolonger au-delà de 2020 (date à laquelle les deux premiers brise-glaces successeurs devaient initialement avoir été livrés[6]) les ressources des réacteurs des brise-glaces en service alors que ces derniers doivent en théorie être retirés du service sur la période 2018-2025. Il faut dire que la chose n’est pas inédite – le réacteur du Vaygach ayant battu le record de l’Arktika en atteignant 177 205 heures d’opération, soit une heure de plus que ce dernier lorsqu’il fut retiré du service en 2008[7]. Le Vaygach, dont il a été décidé en 2016 qu’il resterait en activité jusque 2023 (au lieu de 2017), comme le Taymir, ont connu des incidents[8].

La construction de trois nouveaux brise-glaces de nouvelle génération de 60 MW (L-K60, Projet 22220)[9], prévue par un programme lancé en 2010, a en effet pris du retard (tête de série Arktika, suivi du Sibir et de l’Oural). Le coût unitaire est généralement évalué à 700 millions de $ (47 milliards de roubles ; environ 1,5 milliard de $ pour la construction des deux suivants), mais d’autres sources parlent de montants supérieurs. Le premier contrat à cet effet entre les Chantiers de la Baltique (Saint-Pétersbourg) et Atomflot a été signé en 2012 pour l’Arktika – un second contrat étant conclu en 2014 pour la fourniture des deux autres LK-60. Atomflot devrait commander deux L-K60 supplémentaires (d’ici à 2026 selon la Stratégie du ministère de l’Industrie et du Commerce précédemment évoquée). L’Arktika, dont la construction a commencé en novembre 2013 et dont la coque a été mise à l’eau en juin 2016, a vu sa finalisation régulièrement reportée. Un oukase présidentiel en avait déjà décalé le délai de livraison de fin 2017 à mai 2019 (les deux autres devant être livrés, respectivement, en 2021 et 2022 – après avoir été annoncés pour 2019 et 2020 ; la coque du Sibir a été mise à l’eau en septembre 2017 après une mise sur cales en mai 2015 ; la construction de l’Oural a été engagée en 2016).

Aujourd’hui, les Chantiers de la Baltique annoncent les essais sur glaces de l’Arktika pour avril 2020, renvoyant la responsabilité du retard sur Kirov-Energomach, qui doit fournir la turbine à vapeur[10]. Initialement, c’était une compagnie ukrainienne, TurboAtom (Kharkov), qui devait s’en charger[11]. Les deux parties sont désormais en conflit judiciaire, et il a été question que les Chantiers de la Baltique changent de fournisseur. Dans ce cadre, et à l’instar de Rosatom, la Corporation d’État pour les constructions navales, OSK, dont relèvent les Chantiers de la Baltique, tend à incriminer Kirov, et souligne que, dans le cadre de la construction du deuxième brise-glaces, le Sibir, la livraison de la turbine a déjà 17 mois de retard et la commande risque de ne pas être exécutée en 2018. Selon OSK, le premier Arktika serait prêt à 70% – tous les équipements seraient installés, plus de 1 000 kilomètres de câbles auraient été posés, l’ameublement du bloc d’habitation – achevé ; le Sibir et l’Oural seraient construits à, respectivement, 46% et 28%[12]. Certes, Atomflot maîtrise l’allongement du délai d’exploitation des réacteurs de ses brise-glaces, et sa flotte pourra continuer à assurer ses missions au moins jusqu’en 2025. Cependant, le directeur général d’Atomflot, Viatcheslav Rouchka, a déploré l’empilement des retards, les imputant à la participation d’un nombre trop important de fournisseurs et de sous-traitants. Bien que n’ayant rien d’inédit dans le contexte russe, ces délais génèrent selon lui des doutes quant au développement des projets Yamal de Novatek (Novatek qui figure, avec Gazprom et Rosneft, sur la liste des principaux utilisateurs des futurs brise-glaces[13]) et sur la capacité qu’aura la Russie à faire face à une augmentation du trafic sur la Route maritime du nord, liée, notamment, à un accroissement de l’exportation de GNL. Ces derniers temps, les brise-glaces en service ont été fortement mobilisés sur la construction d’un certain nombre d’infrastructures (Yamal, Sabetta) et à moyen terme, leurs successeurs devraient être principalement utilisés dans ce même cadre[14].

En parallèle, des questions se posent aussi sur l’avenir du Lider, un projet dont beaucoup contestent l’utilité. Le projet 10510, d’une longueur de plus de 200 mètres, d’une puissance de 120 MW (réacteur RITM-400), est apparu dans le débat national en 2015 ; il serait capable de passer au travers d’une couche de 4,3 mètres de glace (contre 3 pour les Arktika) et de laisser derrière lui un passage de 50 mètres de largeur, facilitant le passage de gros pétroliers. Le projet, pour lequel les études d’ingénierie ont été lancées au début de 2017 au centre scientifique d’État Krylov[15], est cependant affiché comme priorité dans le programme de développement socio-économique de la zone Arctique de la Fédération de Russie (horizon 2025) tel qu’ajusté en 2017. Le projet de Stratégie de développement des constructions navales du ministère de l’Industrie et du Commerce, qui le mentionne également et indique que le projet technique du bâtiment est achevé en 2018, préconise la fin de la construction du premier Lider pour 2027, deux autres devant suivre (après 2030). La production d’une série rend économiquement acceptable le coût de conception et de construction, estime le ministre de l’Industrie et du Commerce. Son port d’attache serait Mourmansk, comme pour les autres bâtiments d’Atomflot. Il est à noter que des doutes s’expriment quant au développement du réacteur RITM-400, qui, selon certaines sources début 2018, serait loin d’être au point[16].

Certains rattachent d’ailleurs le projet Lider aux ambitions de Rosatom, qui cherche à obtenir le pouvoir de superviser et gérer les infrastructures et la navigation le long de la Route maritime du nord avec a priori une certaine bienveillance du Kremlin[17]. La corporation d’État a en tout cas proposé, en 2017, un projet de loi allant dans ce sens – suscitant le mécontentement du ministère des Transports, arguant que la navigation sur la Route maritime du Nord ne concerne pas que les bâtiments à propulsion atomique. En bref, l’accent placé par les autorités sur l’Arctique attise les concurrences. Rosatom se positionne clairement comme partenaire actif des projets gaziers et pétroliers dans l’Arctique, qualifiant cet axe de prioritaire pour Atomflot[18]. L’on se souvient qu’en février 2018, le PDG de Rosatom avait rencontré le président Poutine, et, soulignant la parfaite cohérence du projet Lider avec la ligne de développement économique du pays pour l’Arctique, avait appelé le gouvernement à prendre une décision sur la construction de ce brise-glaces de nouvelle génération, l’espérant pour fin 2018 ou début 2019. Le même a déclaré que le Lider servira avant tout à assurer la présence de la Russie sur le marché mondial du GNL, avec en ligne de mire prioritaire les pays d’Asie Pacifique[19] (et en substance une volonté d’empêcher les États-Unis de monopoliser ce marché), moins à accompagner des expéditions dans l’Arctique[20].

Les choses ont manifestement avancé puisque le gouvernement russe, par différentes voix, a affirmé que la question du financement du Lider était tranchée – il reposera a priori plutôt sur des sources étatiques (il y a encore quelques mois, Alexeï Likhatchev, le PDG de Rosatom, recherchait des pistes du côté d’une alliance avec les grands groupes du secteur des hydrocarbures[21]). Le projet de Stratégie de développement des constructions navales le présente comme un acquis. Le Lider sera construit à Zvezda, chantier naval de l’Extrême-Orient, en coopération avec les Chantiers de la Baltique, qui seront en charge de certaines parties du bâtiment[22]. Il s’agit a priori du nouveau chantier situé à Bolchoï Kamen dans la région du Primorié, en construction depuis 2012 comme élément d’un projet d’expansion du chantier Zvezda existant (réalisée avec des financements de Rosneft, Rosneftegaz, Gazprombank[23]). Il s’agit d’une solution de compromis, puisque les Chantiers de la Baltique étaient en lice, faisant valoir leur longue expérience. Le gouvernement l’explique par l’importante charge de construction de brise-glaces à propulsion atomique. Si la décision de confier le nouveau projet à Zvezda se matérialisait, elle s’inscrirait en tout cas dans la continuité de l’ambition du pouvoir russe de revaloriser la partie extrême-orientale du territoire national et d’y attirer des investissements par des projets d’envergure fortement soutenus par la puissance publique (dont, par exemple, la construction d’un nouveau cosmodrome, à Vostotchnyï). Ce serait également cohérent avec la vision du gouvernement russe envisageant l’exploitation de la Route maritime du nord comme source d’investissements dans les régions du Grand Nord, de Sibérie, et de l’Extrême-Orient.

Dans le débat russe et international, la question se pose de manière récurrente de l’intérêt pour la Russie de développer autant de moyens compte tenu du caractère aléatoire d’un bon nombre de projets d’exploration dans le Grand Nord (pour des raisons financières et/ou technologiques, liées ou non aux sanctions internationales)[24] et des projections concernant l’expansion de l’utilisation commerciale de la Route maritime du nord[25]. Le coût élevé du Lider est régulièrement mis en avant (plus d’un milliard de $ l’unité selon les informations disponibles). Cependant il semble que le président russe y soit favorable – sans doute pour enfoncer le clou de la supériorité technologique de son pays et affirmer sa prééminence en Arctique, le Lider devant permettre une navigabilité permanente de la Route maritime du Nord. Cela a probablement servi les ambitions de Rosatom.

En tout état de cause, les groupes du secteur de l’énergie appelés à développer les ressources de l’Arctique semblent ambivalents face à Rosatom[26]. Certains d’entre eux ont des projets de développement de leurs propres flottes de brise-glaces. Novatek a dit ne pas être en mesure d’évaluer le bien-fondé économique du développement du Lider du point de vue de l’accompagnement de ses futurs cargos. Cela n’empêche pas les coopérations. Il a ainsi été annoncé, en septembre 2018, à l’occasion du Forum économique oriental (Vladivostok), que Novatek et Atomflot (chacun ayant auparavant fait part de leur intention respective de créer une telle flotte[27]) allaient former une JV pour créer une flotte de brise-glaces fonctionnant au GNL – une commande qui devrait également aller aux chantiers Zvezda[28].

Notes :

[1] Voir les travaux de Hervé Baudu, http://www.traitedemanoeuvre.fr

[2] http://minpromtorg.gov.ru/docs/#!strategiya_razvitiya_sudostroitelnoy_promyshlennosti_na_period_do_2035_goda

[3] « Quel avenir pour les chantiers navals russes ? », www.rusnavyintelligence.com, 5 juillet 2018.

[4] Site de RosAtom, www.rosatom.ru.

[5] En avril 2018, la Russie annonçait qu’elle allait entreprendre le démantèlement du brise-glaces Arktika mis à l’eau en 1975, et qui fut le premier navire de surface à rejoindre le pôle Nord par voie maritime, en 1977 (Charles Digges, « Russia to Dismantle Icebreaker Arktika », www.maritime-executive.com, 2 avril 2018), avant d’être retiré du service en 2008 – ce quand le démantèlement du Sibir sera achevé, ce qui devrait être le cas en 2018, offrant aux Russes une première expérience qui aura apparemment présenté un certain nombre de surprises et de difficultés techniques.

[6] Page The Nuclear Icebreaker fleet, www.rosatom.ru.

[7] Charles Digges, « Russian Nuclear Icebreaker Reactor Sets Troubling Run-Time Record », http://bellona.org, 5 mars 2018.

[8] Ibid.

[9] 173 mètres de long, 34 mètres de large, deux réacteurs RITM-200, autonomie de six mois, coque capable de briser jusqu’à 3 mètres de glace, capacité de modification de tirant d’eau pour évoluer dans les embouchures des fleuves polaires (« Le brise-glace, la clef d’un Arctique russe ? », Brèves marines, n° 194, octobre 2016).

[10] « ‘Arktika’ ne sdaetsia » [L’ ‘Arktika’ ne se livre pas], Kommersant’, 10 septembre 2018 ; Charles Digges, « What Can Russia Learn from its Flashy New Nuclear Icebreaker Push? », bellona.org, 28 septembre 2017.

[11] General Electric devait également fournir des systèmes pour les brise-glaces, un accord qui aurait lui aussi été remis en cause du fait du comportement de Moscou en Ukraine.

[12] « ‘Arktika’ ne sdaetsia », op. cit., citant une source OSK.

[13] « La Russie inaugure l’Arktika, le plus puissant brise-glace atomique au monde », Le Courrier de Russie, 16 juin 2016.

[14] « What Can Russia Learn from its Flashy New Nuclear Icebreaker Push? », op. cit.

[15] http://krylov-centre.ru/

[16] Charles Digges, « Russia Announces Plans for Space-Age Icebreakers », www.maritime-executive.com, 3 janvier 2018.

[17] Ibid.

[18] Page The Nuclear Icebreaker fleet, www.rosatom.ru.

[19] Il évoque le transport d’au moins 70 millions de tonnes par an vers l’Est, évoquant en particulier les marchés d’Asie du sud-est (« Rosatom Chief Meets with Putin, Asks for Go-Ahead to Build Next-Gen Icebreaker », Interfax-AVN, 27 février 2017).

[20] « V Atomflote rasskazali, zatchem Rossii noujny ledokoly proekta ‘Lider’ » [Atomflot explique pourquoi la Russie a besoin des brise-glaces Lider], RIA Novosti, 28 juin 2018.

[21] « Rosatom Chief Meets with Putin, Asks for Go-Ahead to Build Next-Gen Icebreaker », Interfax-AVN, 27 février 2017.

[22] « Far East Enterprises to Build Icebreaker Leader », Interfax-AVN, 27 juillet 2018 ; « Zvezda Shipyard to Build 3 Lider-Class Icebreakers – Deputy PM Borisov », Interfax-AVN, 14 septembre 2018.

[23] RIA Novosti, 12 septembre 2018.

[24] Pour de plus amples détails, voir Atle Staalesen, « These Are Russia’s New Icebreakers », thebarentsobserver.com, 1er décembre 2015.

[25] Tel n’est pas l’avis des officiels russes, qui supposent que d’ici à 2020, le trafic sur la Route maritime du nord pourrait atteindre 40 millions de tonnes.

[26] Atle Staalesen, « The Monster-Icebreaker that Might Reshape Arctic Shipping », www.thebarentsobserver.com, 16 juillet 2018.

[27] Le projet de Stratégie de développement de la construction navale évoquait le développement pour Atomflot d’un projet de brise-glace d’une puissance de 40 MW fonctionnant au GNL pour l’export de GNL et de pétrole via le golfe de l’Ob, dont quatre devraient être construits (ils doivent travailler par paire).

[28] RIA Novosti, 12 septembre 2018.