L’enjeu des câbles sous-marins de fibre optique pour l’Arctique

Développement rédigé par Mickaël Delaunay.

Les sociétés modernes sont fortement dépendantes d’Internet, une très large partie des activités étant liées à ce réseau de télécommunications qui connecte la presque totalité de la planète via divers moyens physiques et notamment les câbles sous-marins de fibre optique. Par ces tuyaux, transite 99 % des données échangées sur le réseau, seule une infime partie transitant via les satellites ou les réseaux micro-ondes. Cette prédominance d’Internet fait des câbles sous-marins une infrastructure vitale et stratégique pour les États et l’économie mondiale, et pourtant cela reste très peu connu.

Dernier océan avec l’Antarctique à ne pas être traversé par des câbles de fibre optique, l’Arctique va semble-t-il bientôt être connecté à l’Internet haut-débit, au profit des populations locales, mais pas uniquement. Sans cette connexion, leurs chances de participer au développement de l’économie mondiale sont maigres. Alors que de manière générale, les infrastructures de télécommunications sont peu développées dans la région, plusieurs projets de câbles passant au travers des passages du Nord-est et du Nord-ouest sont en cours d’étude ou de réalisation pour tenter de régler ce problème, et peut-être ouvrir encore plus cette région à la mondialisation et à une exploitation plus importante de ses ressources qui ne sont pas que minières, comme cela sera vu. C’est un nouvel enjeu qui vient s’ajouter dans la région, avec cette nouvelle route de l’Internet mondial à travers l’océan Arctique.

1 –  Les télécommunications en Arctique, état des lieux et projets de câbles sous-marins

1.1 –        Des infrastructures de télécommunications très disparates

Comme il est souvent rappelé, il n’existe pas un Arctique, mais une multitude de réalités et cela se vérifie encore une fois dans le domaine des télécommunications.

Tout d’abord, au nord-ouest du continent nord-américain se trouve l’Alaska, connectée via un mix de satellites et de réseaux à micro-ondes couvrant une très grande partie du territoire, des câbles de fibre optique terrestres et quatre câbles sous-marins venant des États de Washington et de l’Oregon.

Un peu plus à l’Est, les trois territoires canadiens offrent un patchwork avec le Yukon, le mieux connecté grâce à un réseau de câbles terrestres ; les Territoires du nord-ouest qui s’appuient eux aussi sur des câbles terrestres, des réseaux à micro-ondes et le satellite ; et le Nunavut qui dépend exclusivement du satellite. Lent et cher, ce moyen de connexion est sujet aux coupures qui peuvent paralyser toute l’activité jusqu’aux vols et aux retraits bancaires pendant plusieurs heures voire des jours.[1]

Plus à l’est, le Groenland connecte tous les villages de plus de 70 habitants, soit 95% de sa population, par le satellite et un câble sous-marin depuis 2009, grâce au seul opérateur de l’île : Telegreenland[2].

L’Islande est connectée depuis 1994 et dispose désormais de quatre câbles la connectant à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Plus proche de l’Europe, l’archipel du Svalbard possède lui un double câble qui le connecte à la Norvège depuis 2004 et un autre câble sous-marin qui connecte la station de recherche de Ny Alesund à Longyearbyean depuis 2015. Quant à la Finlande et la Norvège, elles ne disposent d’aucun câble sous-marin dans les eaux arctiques, excepté pour le Svalbard, mais sont très bien desservies au niveau national et européen en termes de connexion Internet, tout comme la Suède.

Enfin pour ce qui est de la Russie, ses régions arctiques sont très peu connectées sur les côtes, à quelques exceptions près, et seules quelques zones semblent l’être là où se trouvent les sites pétroliers et gaziers.

De manière générale, comme beaucoup de choses dans les régions arctiques, les prix sont très élevés que la connexion soit bonne ou mauvaise. Au Groenland, le forfait Internet peut aller jusqu’à 130 euros par mois[3], parfois davantage comme au Nunavut pour des débits et des volumes de données très bas, très loin du haut-débit. De plus, la concurrence y est faible et il existe peu de régulation surtout en Amérique du Nord.

1.2 –        Les différents projets de câbles sous-marins susceptibles de traverser un jour l’Arctique

Pourquoi passer par l’Arctique ?

Plusieurs projets de câbles sous-marins de fibre optique sont en cours d’étude ou de réalisation dans la région Arctique. Au moins trois ont déjà été annulés[4], le plus ancien datant de l’année 2000. La mise en service de ces câbles dans l’océan Arctique représente un défi de taille. Poser un ou plusieurs câbles sur le fond des Passages du Nord-ouest (PNO) et du Nord-est (PNE) n’est pas sans risques en termes techniques et financiers. Ces câbles nécessitent des centaines de millions d’euros de financement et la prise en compte des spécificités des eaux glacés de l’Arctique ; pour le moment personne n’a encore pu poser des câbles sous-marins traversant tout ou partie de cet océan.

Plusieurs raisons expliquent cette prise de risque des entreprises de câbles qui souhaitent s’affranchir des routes déjà existantes et pourtant beaucoup plus simple d’accès :

  • Il y a d’abord la question de la rapidité de la connexion. Cette future route arctique des données Internet permettrait de gagner de précieuses millisecondes ce qui intéresse tout particulièrement le trading à haute fréquence, ce qui peut rapporter des millions voire des milliards pour quelques millisecondes de moins entre Londres et Tokyo aux agences de trading. Par ailleurs, cette rapidité accrue du transit des données intéresse également les fermes de serveurs, ou data center, pouvant ainsi atteindre plus rapidement leurs clients.
  • Ensuite, il y a un enjeu local, celui de connecter les populations arctiques et principalement les populations autochtones à un internet fiable, rapide, illimité en volumes de données et abordable en termes de prix, ce qui est rarement le cas actuellement.
  • Enfin, il y a la question, peu évoquée, de la redondance du réseau Internet mondial qui concerne tous les acteurs et qui peut intéresser au plus haut point les militaires et les États. Puisque le réseau de câbles reste exposé aux coupures, disposer d’une connexion internet difficile d’accès du fait de son emplacement dans un océan en partie recouvert de glace et donc très difficile à couper, est un atout pour garder des moyens de communication autres que le satellite en cas de coupures intentionnelles ou non, plus probablement lors de crises ou de guerres si le réseau physique d’Internet est attaqué.
Les projets de câbles arctiques

Le plus avancé de tous les projets, celui de l’entreprise alaskienne Quintillion, devrait connecter le Japon à la Grande-Bretagne via le PNO (soit les grandes places boursières du Nord) tout en connectant certaines communautés autochtones sur son passage. Il est financé en grande partie par des financiers de Wall Street et un milliardaire d’origine ukrainienne, Len Blavatnik[5]. Un premier segment du câble a été posé durant l’été 2016 le long des côtes de l’Alaska, connectant cinq villages. L’immense région pétrolifère de Prudhoe Bay doit être connectée durant l’été 2017. Ce segment de câble est annoncé opérationnel pour la fin de l’année 2017.

L’autre câble qui ambitionne de connecter les grandes places boursières occidentales, ainsi que certaines régions arctiques sur son passage, est le récent projet Arctic Connect. Il est dû à l’initiative de la Finlande, incluant une coopération avec la Norvège et la Russie, toutes trois demandeuses d’un câble passant par le PNE, connectant l’Europe[6], l’Arctique russe et l’Asie[7]. Ce projet évalué à 700 millions de dollars est porté par l’entreprise finlandaise Cinia Group, détenue à 77% par l’État finlandais qui soutient ce projet, en faisant une des priorités de sa présidence tournante du conseil de l’Arctique[8] et faisant suite à un rapport préparé par l’ancien Premier ministre finlandais Paavo Lipponen[9]. Ce câble est également soutenu par les autorités russes, le projet ayant été discuté en décembre 2016 au plus haut niveau entre les Premiers ministres russe et finlandais[10]. Le câble est annoncé comme opérationnel pour 2022.

Les deux câbles sous-marins de fibre optique Arctique suivants sont motivés par des questions plus sociales, c’est notamment le cas d’Ivaluk Network, pour le moment en attente de financement. Il est porté par l’entreprise québécoise Nuvitik qui souhaite apporter une connexion rapide et abordable à toutes les communautés autochtones du Nunavut sans aucun objectif de profit. Toutefois, ce projet repose entièrement sur des financements publics pour exister, l’entreprise n’ayant reçu à ce jour aucune réponse à ses sollicitations.

Enfin, la région de Kativik étudie depuis quelques années la possibilité de poser un câble assez semblable, qui viserait à connecter 24 communautés autochtones du Nunavik, du Nunavut et du Nunatsiavut. Pour le moment, il n’en serait qu’à l’état d’étude de faisabilité.

2 – Les enjeux de l’Internet haut-débit via les câbles sous-marins de fibre optique pour les populations arctiques

2.1 –        Internet, outil de préservation de la culture autochtone

Malgré une connexion souvent trop lente, chère et limitée en volume de données, Internet est central dans la vie de nombreux peuples autochtones ; les Inuits tout particulièrement, étant de grands utilisateurs d’Internet via les réseaux sociaux. Internet est notamment utilisé pour tenter de préserver et diffuser la culture inuit. Celle-ci se transmettant par la parole, certaines initiatives comme le site web The Inuit Qaujimajatuqangit Adventure Website[11], financé par les autorités canadiennes, donne l’occasion aux anciens de partager leur savoir via des vidéos à destinations des jeunes Inuits, en anglais et en inuktitut, la langue inuit. Cette langue, qui est un puissant vecteur de la culture, est également mise en avant via la plate-forme SoundCloud depuis peu, grâce à une initiative canadienne, qui permet d’apprendre gratuitement des phrases en inuktitut à l’aide de bandes sons[12].

Au-delà de ces initiatives, de jeunes Inuits font parler d’eux à travers leurs vidéos postées sur les réseaux sociaux. C’est le cas de Byron Nicholai, jeune Yup’ik vivant à Toksook Bay en Alaska, qui s’est fait connaître grâce à sa page Facebook I Sing, You Dance. Son but est d’intéresser les jeunes à la culture et à la langue yup’ik en mixant parfois des chants traditionnels avec des musiques modernes occidentales. Ses vidéos ont créé un fort engouement sur le web, ce qui l’a amené à jouer devant le président américain Barack Obama qui en a fait un de ses jeunes ambassadeurs de l’Arctique.

2.2 –        Internet comme moyen d’acquérir visibilité et poids politique

Ce sont donc avec les réseaux sociaux que les populations autochtones de l’Arctique tentent de préserver leur culture, mais cette utilisation massive des réseaux leur permet également de gagner en visibilité et de fait en poids politique, en faisant toujours plus entendre leur voix.

Que ce soit au Groenland, au Canada ou en Alaska, les populations inuits se sont appropriées Facebook et Twitter[13], usant de ces plates-formes pour se mobiliser quand leur mode de vie ou leur culture sont attaqués, comme lors de la publication sur Twitter par la présentatrice vedette américaine Ellen Degeneres, d’un selfie pris lors de la cérémonie des oscars en 2014, visant à récolter des fonds contre la chasse au phoque. Ce fut jusqu’à encore récemment le tweet le plus partagé de l’histoire de Twitter. A la suite de ce tweet, les Inuits se sont mobilisés et lui ont opposé le #Sealfie, postant des selfies d’eux-mêmes portant de la peau de phoque pour défendre leur mode de vie et s’opposer à ce genre d’initiatives. Campagne qui a eu un retentissement international, grâce à Internet.

Autre exemple de l’utilisation des réseaux sociaux pour attirer l’attention sur les populations inuits, c’est la page Facebook Feeding my family, qui avec ses 24 000 membres, soit les deux tiers de la population du Nunavut, tente de sensibiliser les Canadiens du sud sur les grandes difficultés que rencontrent les Inuits du Nunavut pour se nourrir à des prix raisonnables. On pourrait également citer le mouvement Idle no more, lancé en 2012 et qui a acquis de la visibilité et pris de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux[14], mais d’autres exemples existent.

Les Inuits ont pris conscience de l’utilité des réseaux sociaux pour préserver leur culture, défendre leur mode de vie, gagner en visibilité et poids politique et s’unir afin de pouvoir peser. Sans connexion à Internet, tout cela ne serait pas possible. Mais pour qu’ils puissent utiliser tout le potentiel d’Internet, une meilleure infrastructure et donc une meilleure connexion à des prix bien plus abordables est nécessaire. Sans cela, les chances de pouvoir peser dans le débat public, bénéficier de la télémédecine, de l’éducation à distance ou encore de participer à l’économie globalisée, sont faibles.

2.3 –        Les câbles et Internet, un moyen d’initier le développement de la région arctique ?

Internet est un moyen d’accéder au marché globalisé depuis chez soi, soit pour acheter soit pour vendre, notamment des œuvres d’art qui sont un revenu non négligeable pour de nombreux villages et qui peuvent désormais, avec Internet, être vendues de manière directe et non plus via des coopératives.

Un exemple très parlant des opportunités possibles en Arctique est celui des fermes de serveurs, ou data center en anglais, plusieurs pays nordiques s’y illustrant.

D’abord l’Islande, qui ne compte que cinq fermes de serveurs pour le moment, mais qui a beaucoup d’atouts, le premier d’entre eux étant l’abondance d’énergie verte. Ce pays exploite beaucoup ses sources d’énergies vertes, notamment la géothermie et les barrages hydroélectriques, couvrant tous ses besoins domestiques et offrant un prix au kilowattheure très intéressant[15] en plus d’un climat froid permettant de refroidir plus facilement les serveurs avec de l’air frais. Les pays nordiques offrent eux aussi ces avantages, se tournant de plus en plus vers les énergies vertes et en réduisant les taxes à destination des fermes de serveurs pour attirer les investisseurs. La Suède compte elle une cinquantaine de data centers dont de grosses entreprises tel qu’Amazon Web Services et Facebook. En Finlande, c’est Google qui a décidé d’installer une ferme de serveurs à Hamina.

Ajouté au climat froid, aux faibles taxes et à une énergie verte peu coûteuse, la proximité des utilisateurs européens ainsi qu’une bonne connexion aux câbles reliant l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie est primordiale. D’ailleurs les Norvégiens attendent beaucoup du projet Arctic Connect pour faire de Kirkenes un hub de centre de données situé à la porte de l’Europe et connectant directement l’Asie[16].

Alors que le secteur est en pleine expansion, tiré par la demande exponentielle en stockage de données, les régions arctiques ont donc de solides atouts pour capter une part des futurs investissements dans le secteur des fermes de serveurs, encore plus si des câbles sous-marins de fibre optique sont posés à travers les PNO et PNE, offrant une latence moins importante que les routes traditionnelles entre les trois continents les plus connectés que sont l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord.

Selon le classement effectué par le Data Center Risk Index 2016[17], les régions arctiques sont les plus sûres pour le secteur du stockage de données, en analysant dix critères dont le prix et la sécurité de l’approvisionnement en énergie, les taxes, la stabilité politique, les risques environnementaux ou encore la vitesse de connexion ; l’Islande arrive en tête, suivie par la Norvège, la Finlande quatrième, la Suède cinquième, puis le Canada sixième et enfin les États-Unis en dixième position[18].

L’avenir de l’Internet haut-débit et du stockage de données semble donc avoir des chances de s’écrire dans l’Arctique[19], avec l’espoir d’apporter des perspectives de développement économique. Mais il s’agit aussi pour les populations locales de pouvoir enfin se connecter plus facilement à Internet et profiter de ses avantages, notamment pour gagner en visibilité, en poids politique, défendre leur culture et prendre part à l’économie mondiale.

Notes :

[1] La dernière date d’octobre 2016 voir http://www.nunatsiaqonline.ca/stories/article/65674telesat_satellite_screw-up_knocks_out_internet_ld_phone_service_across

[2] Un deuxième câble est en projet pour relier certains villages de la côte ouest, dont la capitale Nuuk, pour décembre 2017.

[3] Pour une connexion de 4 Mbps et 30 Gigas données dans la localité d’Uummannaq par exemple. Prix relevé le 11 juillet 2017 sur https://telepost.gl/da/internet

[4] Un aperçu de ces projets annulés (Arctic Fibre, ROTACS et Arctic Link) est disponible dans Michael Delaunay, (2014), The Arctic: A New Internet Highway?, Arctic Yearbook 2014, Université du Lapland. http://www.arcticyearbook.com/images/Arcticles_2014/BN/Delaunay_AY_2014_FINAL.pdf

[5] Voir http://mustreadalaska.com/len-blavatnik-governor-helping/

[6] La même entreprise ayant finalisé en 2015 la pose du câble dernier cri C-LION, reliant directement la Finlande et l’Allemagne, hub de grande importance pour le transit de données en Europe.

[7] Kirkenes, Norvége ; Teriberka (Mourmansk), Russie ; Hokkaido, Japon ; Vladivostok, Russie ; Beijing, Chine.

[8] http://www.uarctic.org/media/1597376/anpj-ohjelma-en.pdf

[9] https://www.lvm.fi/documents/20181/880507/Reports+3-2016.pdf/db8fcdda-af98-4a50-950d-61c18d133f74

[10] https://thebarentsobserver.com/en/industry-and-energy/2016/12/trans-arctic-fiber-cable-can-make-kirkenes-high-tech-hub

[11] http://www.inuitq.ca/

[12] https://soundcloud.com/user-623280927

[13] Le taux d’utilisateur des réseaux sociaux dans l’Arctique canadien est plus élevé que dans le sud urbanisé par exemple.

[14] https://www.thestar.com/news/canada/2013/01/11/social_media_helps_drive_idle_no_more_movement.html

[15] Sachant que jusqu’à 50% du coût de fonctionnement des fermes de serveur provient de l’énergie utilisée pour refroidir les bâtiments et compte pour 2% de l’énergie consommée dans le monde.

[16] https://thebarentsobserver.com/en/industry-and-energy/2016/12/trans-arctic-fiber-cable-can-make-kirkenes-high-tech-hub

[17] https://verne-global-lackey.s3.amazonaws.com/uploads%2F2017%2F1%2Fb5e0a0da-5ad2-01b3-1eb8-8f782f22a534%2FC%26W_Data_Centre+Risk_Index_Report_2016.pdf

[18] http://www.thearcticinstitute.org/arctic-economic-future-digital/

[19] https://www.newsdeeply.com/arctic/articles/2017/02/06/broadband-internet-may-be-key-to-the-arctics-economic-future